Mawlid al-Qur'ân ou le Noël du Coran - Muhammad Vâlsan

Cet article fut publié initialement dans la revue Parfaire l'Homme (numéro spécial sur le Prophète) fondée par la regrettée Zakia Zouanat.


« De la communauté de l’Envoyé d’Allâh ﷺ, quiconque n’a pu voir celui-ci de ses propres yeux et le souhaiterait n’a qu’à regarder le Coran. S’il y plonge le regard, il s’apercevra qu’il n’y a pas de différence entre voir le Coran et voir l’Envoyé d’Allâh – sur lui la grâce et la paix ! –. C’est comme si le Coran s’était constitué une forme corporelle nommée Muhammad b. ‘Abd Allâh b. ‘Abd al-Muttalib. Le Coran est le Verbe d’Allâh (Kalâm Allâh), il en est l’expression qualifiée, et Muhammad est l’expression qualifiée du “Dieu Vrai” (al-Haqq) – Exalté soit-Il ! – en totalité ; c’est pourquoi : « Celui qui obéit à l’Envoyé d’Allâh a d’ores et déjà obéi à Allâh » (Coran, 4, 80) ».

Cette édifiante instruction d’Ibn ‘Arabî (Fut. 4 p. 61) apporte un écho renouvelé et amplifié à la parole johannique qui annonçait déjà : « Et le Verbe devint chair et dressa sa tente parmi nous » (Jean 1, 14). Elle assimile là, très clairement, l’ultime manifestation du Prophète à celle du Logos divin et, ce faisant, elle explicite le titre curieux de « Coran marchant sur terre » (Qur’ân yamshî ‘alâ al-ard) ou de « Coran circulant dans les souks (Qur’ân yamshî fî al-aswâq) » que l’on applique à Sayyidunâ Muhammad ﷺ.

Comme il se doit, ces hautes considérations s’appuient sur les données du Livre sacré de l’Islam et de la tradition prophétique (al-Kitâb wa al-Sunnah). Au cours des tous premiers versets révélés à son Messager, Allâh déclare en effet à ce dernier sans plus attendre : « Et tu es certes d’un « caractère intérieur » (khuluq) immense (‘azîm) ! » (Coran, 68,4). On notera que le caractère en question bénéficie d’une même épithète que le Coran (cf. Cor., 15, 87). Tous deux sont dit expressément ‘azîm , ce que rend assez bien le terme“immense” en français car, au sens étymologique, il exprime“ce à quoi on ne peut assigner de mesure”. Pour cette raison, le Cheikh al-Akbar, en ayant, par ailleurs, adéquatement qualifié le Coran d’“océan sans rivages” (bahr bi-lâ sâhil), suggère ici le caractère “illimité” de la nature profonde du Prophète, occultée par le cadre délimité de son réceptacle créé (khalq). En guise d’interprétation du verset et sans doute pour qu’on en saisisse toute la portée, ‘Â’ishah affirmait déjà que le caractère intérieur de celui dont elle fut l’épouse très aimée était le Coran (kâna khuluqu-hu al-Qur‘ân).

L’identité foncière du Prophète et du Verbe coranique étant à présent établie, on en déduit qu’il existe nécessairement une étroite correspondance entre la naissance de l’un et de l’autre.Mawlid al-Nabî, “Naissance du Prophète”, et Mawlid al-Qur’ân, “Naissance du Coran”, ne peuvent-ils dès lors être conçues simultanément ? Certains éléments exposés dans la suite l’induisent en effet.

D’un strict point de vue fonctionnel, il est possible d’objecter que lors du Mawlid al-Nabî le nouveau-né accueilli n’était pas encore objectivement investi de la mission prophétique. Nous verrons plus loin comment la mention du mot prophète n’en reste pas moins juste. Toutefois, d’un avis quasi unanime, ce n’est effectivement qu’à l’âge de quarante ans qu’il reçut la Révélation et qu’il manifesta par conséquent la Prophétie proprement dite. Le Mawlid al-Nabî doit-il dès lors, comme on en a pris l’habitude, n’évoquer que la seule mise au monde charnelle du Prophète ﷺ ? Il ne paraît nullement incongru de penser qu’ilpeut tout aussi bien, voir même plutôt, concerner le grand événement de la Révélation qui fit de Sayyidunâ Muhammad ﷺ un Prophète ouvertement opératif. N’est-ce pas d’ailleurs au fond la seule manière de constater vraiment une coïncidence des deux nativités du Prophète et du Coran? A sa façon, l’Envoyé d’Allâh ﷺ suggéra qu’à cette occasion se reproduisait bel et bien pour lui une re-naissance. Une tradition de Anas en rend compte : « Après avoir reçu sa prophétie, le Prophète fit pour lui-même un sacrifice de natalité (‘aqqa ‘an nafsi-hi) ». L’Imâm Suyûtî commente le fait dans son Husn al-maqsad fî ‘amal al-Mawliden rappelant qu’« au septième jour de la naissance de son petit fils, son grand-père ‘Abd al-Muttalib accomplit le sacrifice d’usage en sa faveur et que, (normalement), ce rite ne se refait pas. En le répétant malgré tout, le Prophète voulut donc certainement rendre ouvertement grâce de sa renaissance apostolique en tant que « Miséricorde pour les mondes » (Cor., 21,107) et de l’honneur fait à sa communauté ».

A propos de coïncidences, il convient à présent d’en récapituler quelques autres tout aussi curieuses et significatives. On trouve en effet consigné dans le recueil d’Ibn Kathîr consacré à sa Biographie prophétique (al-Sîrah al-nabawiyyah)ce qui suit : « l’Envoyé d’Allâh ﷺ est né un lundi, a reçu la Prophétie un lundi, a émigré de la Mekke à Médine un lundi, est arrivé à Médine un lundi, est mort un lundi et a posé la Pierre noire [lors de la reconstruction de la Ka‘bah, cinq ans avant sa Mission], un lundi. » Mais le plus surprenant, c’est qu’il y est encore précisé que sa naissance se produisit un 12 deRabî‘ al-awwal, qu’il arriva à Médine un 12 de Rabî‘ al-awwalet qu’il mourut un 12 de Rabî‘ al-awwal. La date du lundi 12 de Rabî‘ al-awwal bénéficie ainsi, pour le moins, d’un triple privilège . On se rend compte qu’en réalité,même si le premier d’entre eux occulte en quelque sorte les autres, ce sont tous ces événements, d’une importance majeure, qui se trouvent concurremment fêtés lors de ce jour anniversaire. Cette remarquable récurrence calendaire n’ayant assurément rien de fortuit, il reste à en comprendre la logique. Sans prétendre en percer tout le mystère, nous allons tenter à présent de soulever au moins un coin du voile qui le recouvre.

De chacun de ces épisodes vécus par le Prophète ﷺ on peut retenir au moins un point commun, celui qui permet à l’expression Mawlid al-Nabî de demeurer applicable et pertinente dans tous les casIl s’agit en effet chaque fois, quelle qu’en soit la modalité, d’une véritable “Naissance du Prophète”. Et puisque celle qui concerne son entité corporelle est évidente, passons immédiatement aux suivantes, celles liées respectivement à son “Emigration” (Hijrah) et à son décès.

L’Hégire ayant été retenue comme début d’une ère nouvelle marquant l’an 1 de l’Islâm, on admettra aisément qu’à cette naissance institutionnelle et administrative de la nouvelle religion puisse être associée l’idée d’une seconde naissance de la Prophétie, “officielle” désormais. Qu’en est-il de son décès dont la notion même semble contradictoire avec celle de naissance ? Le grand soufi que fut en son temps René Guénon écrivait (Symboles Fondamentaux, chap. 23) : « Mort et naissance ou résurrection, ce sont là deux aspects inséparables l’un de l’autre, car ce ne sont en réalité que les deux faces opposées d’un même changement d’état ». La disparition à ce monde est ainsi, ipso facto, une apparition à celui auquel on accède. En cas de réalisation complète, comme la présuppose la Prophétie, il s’agit d’une véritable “délivrance” initiatique, à savoir un retour définitif au Principe. Nous soulignerons à cet égard que c’est au jour de leur retour au Seigneur et non pas à leur arrivée à la vie d’ici-bas que l’on fête les saints chrétiens dans le calendrier liturgique. On célèbre ainsi le moment où leur fonction terrestre circonstancielle et conditionnée se résorbe dans la permanence inconditionnée de leur fonction céleste.

A trois reprises donc, un lundi 12 de Rabî‘ al-awwal a été le jour choisi pour que s’y déroule une modalité du Mawlid al-Nabî.Comment ce fait-il, que l’épisode sacré de la Révélation déclenchant l’énonciation formelle du titre de Prophète ne corresponde pas également à cette date puisque, contre toute attente, le Coran indique expressément le mois de Ramadan comme période de la Descente du Texte sacré (cf. Cor., 2, 185) ? C’est la Sunnah qui fournit les renseignements susceptibles d’expliquer les raisons de cette exception.

Le début de la mission prophétique que l’on situe généralement au moment où Sayyidunâ Muhammad ﷺ reçut l’ordre de réciter les premiers versets de la sourate du « Sang coagulé » (al-‘Alaq) peut aussi n’être compté qu’à partir du semestre antérieur. Pour s’en convaincre il suffit de recourir une fois encore aux précieuses données transmises par ‘Â’ishah : « La forme première de la Révélation reçue par l’Envoyé d’Allâh fut la vision authentique » (al-ru’yâ al-sâdiqah ou « la vision pure » al-ru’yâ al-sâlihah) au cours du sommeil. Aucune vision ne lui venait si ce n’est semblable à la percée de l’aurore». Au dire de l’Envoyé d’Allâh ﷺ « ce type de vision est une des 46 portions de la Prophétie » (juz‘ min sittah wa arba‘în juz‘ min al-Nubuwwah), celle dont on peut encore bénéficier depuis l’interruption des mandats prophétiques. La durée au cours de laquelle ce phénomène se produisit fut de six mois, ce qui se déduit facilement d’ailleurs si l’on sait que la mission muhammadienne s’est déroulée sur une période de 23 ans et donc de 46 semestres. Les six mois en question, qui sont comparés au plus court temps nécessaire à une gestation viable par Isma‘îl Haqqî (Tafsîr, sourate 96) sont ceux qui précèdent le Ramadan et qui nous ramènent donc derechef, ainsi que l’a relevé notre exégète, au mois de Rabî‘ al-awwal. Dans ces conditions, n’est-on pas fondé de croire que la date du 12, et probablement un lundi, est la plus plausible à retenir concernant une première manifestation des visions annonciatrices ? Si tel fut bien le cas, c’est qu’aux principaux“Noëls du Prophète” fut réservée la même porte du temps. Il restera dès lors à découvrir ce qui distingue cette porte des autres portes du cycle annuel pour qu’elle jouisse d’une pareille grâce.

Ne pouvant songer à en parler dans le cadre réservé à ces lignes, nous envisagerons pour conclure un dernier type de“Naissance du Prophète”. Ce Mawlid est sans doute le plus primordial de tous car il est préalable à toute existence humaine. Plusieurs traditionnistes rapportent, avec quelques variantes ne modifiant pas le sens fondamental de l’information qu’à la question « quand as-tu été Prophète ô Envoyé d’Allâh ? », celui-ci répondit : « Alors qu’Adam était entre l’esprit et le corps (bayna al-rûh wa al-jasad) » ou « entre l’eau et l’argile (bayna al-mâ’ wa al-tîn ». Plus d’une fois, Ibn ‘Arabî soulignera que la question porte bien sur la notion de“Prophète” et non sur celle d’“homme” (insân) ou d’ “être vivant” (mawjûd). C’est cette “Naissance” là, pré-adamique, qui justifie que l’on puisse employer la formule Mawlid al-Nabî pour désigner la livraison charnelle au monde du futur Sceau des Messagers .

Ainsi que l’indique le titre de la présente étude, le concept d’apparition du Verbe à Noël et au Mawlid est essentiellement un. C’est une des illustrations probantes de l’idée qu’exprimait, sur un plan général, le Cheikh ‘Abd-al-Wâhid (René Guénon) en disant que « dans l’ordre ésotérique, le rapport de l’« Homme Universel » avec le Verbe d’une part et avec le Prophète d’autre part ne laisse subsister, quant au fond même de la doctrine, aucune divergence réelle entre le christianisme et l’Islam, entendus l’un et l’autre dans leur véritable signification » (Le Symbolisme de la Croix, chap. 3). A la suite de ce maître dont il se considérait disciple, Michel Vâlsan, devenu le Cheikh Mustafâ, précisa que « la Réalité muhammadienne constitue le Mystère du Verbe suprême et universel, car elle est en même temps la Théophanie intégrale (de l’Essence, des Attributs et des Actes) et son occultation sous le voile de la servitude absolue et totale » (L’Islam et la fonction de René Guénon).

 

Muhammad Vâlsan

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